Domination des nouveaux marchés : Dépasser l'opposition premier entrant/suiveur rapide

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Partenaire du Label Orange b2b, Philippe Silberzahn nous livre un article dédié sur les causes réelles de domination d'un marché; Il interroge notamment la pertinence de deux courants de recherche : l'avantage au premier entrant sur un marché et le courant "suiveur rapide".
Philippe Silberzahn  est Professeur à EMLYON Business School et chercheur associé à l'Ecole Polytechnique (CRG). il a pour spécialité, l'innovation et l'entrepreneuriat. Il est co-auteur avec Bernard Buisson de Orange Consulting, du livre "Objectif Innovation" (Editions Dunod - 2006)

Comment une entreprise peut-elle dominer un nouveau marché ?

Deux courants de recherche proposent des réponses radicalement opposées à cette question.
  • Le premier courant se situe dans l'optique de l'avantage au premier entrant (« first-mover advantage »). Il n'est pas nouveau mais a notamment connu un engouement avec la publication en 2005 de l'ouvrage « Stratégie Océan Bleu » de  Chan Kim et Renée Mauborgne qui utilisent le terme d'océan bleu pour qualifier les nouveaux marchés que les innovateurs doivent créer pour les dominer.
  • Le second courant, que l'on peut intituler « Suiveur rapide » à la suite du livre « Fast second » de Constantinos Markides et Paul Geroski, estime au contraire qu'il est plus intéressant de laisser les pionniers créer les marchés pour s'y positionner ensuite rapidement et les dominer. Cette opposition laisse naturellement perplexe.

Ces deux courants sont-ils conciliables ? Cette opposition est-elle pertinente pour analyser la question de la domination des nouveaux marchés ?

Parmi les premiers et les plus ardents défenseurs de l'avantage au premier entrant, on trouve Richard Foster, qui dans son ouvrage de 1986 "Innovation, the attacker's advantage", montre comment, sur les nouveaux marchés, les firmes établies sont systématiquement éliminées par de nouveaux entrants. Parmi les exemples cités par Foster, on trouve les fabricants de bateaux à voile contre ceux de bateaux à vapeur au début du siècle dernier, les frère Lever et leurs détergents naturels contre Procter & Gamble et ses détergents au phosphate en 1947 ou encore la disparition de NCR et ses caisses enregistreuses mécaniques face aux fabricants de caisses électroniques en 1971.

La réalité de l'avantage au premier entrant dépend cependant des caractéristiques de l'industrie, et en particulier des la technologie qui en est à l'origine. Dans la mesure où les industries caractérisées par de fortes externalités de réseau démontrent ainsi une très grande dépendance de sentier (« path dependency »), le timing d'entrée devient très important. eBay, le site d'enchères Internet, en est un bon exemple.
Entré le premier, il a constitué sa place de marché et n'est guère contesté depuis.

La théorie de l'avantage au premier entrant
a connu regain d'intérêt en 2005 avec la publication de l'ouvrage de Kim et Mauborgne.
L'argument au cœur d'Océan Bleu est que plutôt que se battre dans l'océan rouge des marchés concurrentiels existants (typiquement Coca Cola contre Pepsi), les entreprises ont intérêt à créer de nouveaux marchés, les océans bleus sans concurrence initiale, où elles ont la possibilité de bâtir un avantage durable. On voit que l'argument ne tient pas tant à l'ordre d'entrée qu'au fait de créer le marché, même si les deux peuvent être confondus.
La création d'un nouveau marché, comme l'a fait le cirque du Soleil dans le domaine du spectacle ou Swatch dans l'industrie de la montre, est ainsi la meilleur façon de dominer celui-ci et par la-même de s'assurer de profits importants sur le long terme.
L'argument de l'avantage au premier entrant est cependant loin de faire l'unanimité.

Dans « Will and Vision », un excellent ouvrage pourtant passé relativement inaperçu, les chercheurs Gerard Golder et Peter Tellis concluent qu'il est en fait illusoire. Ils avancent trois raisons pour cela.

  • Premièrement, la recherche qui a été faite s'est concentrée sur les réussites et a donc tendu à minimiser l'importance des pionniers qui ont échoué.
  • Deuxièmement, ces études sont souvent basées sur des entretiens de dirigeants de firmes ayant réussi. Or ces dirigeants ont souvent une connaissance superficielle, sinon biaisée, de l'histoire de leur industrie. 
  • Troisièmement, la recherche tend souvent à définir la notion de marché de manière étroite, ce qui naturellement a un impact important sur la qualification ou non de telle ou telle firme comme premier entrant. Ainsi, Gillette, inventeur du rasoir à lame jetable, est-elle ou non un premier entrant ?
    Si le marché est défini comme celui du rasoir, la réponse est non, les rasoirs existaient bien avant Gillette. Si la définition est modifiée pour devenir le marché du rasoir à lame jetable, la réponse est oui.
    Ainsi, sur la base de cette différence, Gillette est qualifié de suiveur par certains auteurs et de premier entrant par d'autres!

Golder et Tellis estiment que les causes réelles de domination d'un marché sont plus à chercher dans la vision et la ténacité que dans l'ordre d'entrée. Leur étude, et particulièrement le fait qu'elle repose sur une analyse historique solide de nombreuses industries, contribue à affaiblir significativement la thèse de l'avantage au premier entrant.

De fait, et malgré le succès du livre dans les librairies, la théorie Océan Bleu ne va pas sans poser problème. Tout d'abord quelques exemples suffisent pour montrer qu'il n'est pas nécessaire de créer un marché pour dominer celui-ci. Google, aujourd'hui leader indiscuté du moteur de recherche, était un entrant tardif sur ce marché, arrivant au moins deux ans après Alta-Vista, déjà bien installé comme leader, et de nombreux autres. De même, le lecteur MP3 iPod d'Apple, devenu un produit culte et totalement dominant, n'a été introduit qu'en fin 2001, soit plus de trois ans après les premiers lecteurs MP3 des sociétés SaeHan et Diamond Multimedia. Ensuite, l'approche Océan Bleu est très risquée, et l'échec est parfois très coûteux.

L'histoire de l'innovation est pleine de pionniers qui ont échoué.
On pense par exemple au système de téléphonie satellitaire Iridium, de Motorola.
Lancé en fanfare en 1998, Iridium se transforma rapidement en un échec cuisant pour ses investisseurs : 66 satellites mis sur orbite, $5 milliards d'investissements jusqu'au lancement en novembre 1998, faillite en août 1999.

Poursuivant le travail de Golder et Tellis, les chercheurs Costas Markides et Paul Geroski remettent eux-aussi en question la réalité de l'avantage au premier entrant. Sur la base d'une étude de quinze marchés différents, ils concluent que quelque soit l'industrie, la firme pionnière a été surpassée par un concurrent arrivé plus tard, qu'ils qualifient de « consolidateur ». Ils citent les exemples emblématiques de Ampex, inventeur du magnétoscope dépassé rapidement par JVC et Sony, Triumph et Harley-Davidson, pionniers de la moto et marginalisés dans les années 70 par les constructeurs japonais, et Compuserve, pionnier de la messagerie électronique, rachetée pour une bouchée de pain par AOL après que cette dernière l'eut également marginalisée.

Outre le risque évident d'échec évoqué plus haut, Markides et Geroski soulignent l'important effort que doivent faire les pionniers: défrichage, création d'infrastructure, mise au point de technologie, découverte progressive des préférences des consommateurs, etc. Sur cette base, Markides et Geroski préconisent une approche très différente de l'innovation, qu'ils nomment « Suiveur rapide » : rester en embuscade, laisser les pionniers défricher le terrain et s'épuiser, puis attaquer lorsque le marché commence à décoller.

Ce n'est pas pourtant pas si simple. Tout d'abord parce que même s'ils sont rare, il existe des cas de leaders de marchés actuels premiers entrants. Par exemple, Nestlé, qui a entrepris le développement de son système d'expresso domestique Nespresso en 1974, est toujours le leader indiscuté de ce marché, malgré une explosion concurrentielle récente. Southwest Airlines, pionnier de l'aviation 'low cost' dans les années 70 aux États-Unis, est toujours le leader de ce marché malgré une concurrence acharnée des autres compagnies aériennes. Motorola, inventeur du téléphone cellulaire, est resté longtemps leader de ce marché.  

Ensuite, parce qu'il est difficile en pratique de se positionner à l'avance comme suiveur rapide. Si, de manière opportuniste, une entreprise existante peut réagir rapidement pour entrer sur un marché qu'elle a initialement ignoré comme l'a fait Microsoft en 1995 dans le domaine de l'Internet, s'organiser pour le faire systématiquement est pratiquement impossible, et surtout dangereux car cela revient à rester passif. Aucune présence ne peut être maintenue sur un marché sans implication active, on ne peut pas être purement réactif.

La conclusion qui s'impose est que les notions d'avantage au premier entrant et de suiveur rapide ne permettent pas en elles-mêmes d'expliquer les réussites de stratégies de domination. Il faut catégoriser le problème différemment, ne serait-ce que pour éviter des discussions infinies pour savoir si tel acteur est un pionnier et un suiveur; les exemples que nous avons donnés montrent que cette discussion n'a en fait aucun intérêt.
D'autres facteurs semblent en effet intervenir dans la performance d'une firme suite à son entrée sur le marché que l'ordre ou la vitesse d'entrée. Une des raisons est sans doute que les facteurs de succès de l'une ou de l'autre approche sont largement contextuels.

Ainsi, deux facteurs importants sont par exemple le rythme de l'évolution technologique et l'évolution de marché, tous deux peu influençables par la plupart des firmes.
Au lieu de poser le problème en simples termes de vitesse d'entrée sur le marché, il faut sans doute plutôt raisonner en fonction de l'évolution de l'environnement, et notamment des technologies, infrastructures complémentaires ainsi que des demandes des utilisateurs. La stratégie employée lors de l'entrée sur le marché joue également un rôle crucial, de même que l'ajustement entre les ressources nécessaires pour réussir sur le marché visé et celles dont disposent la firme. Plus généralement, ce qui joue est sans doute la capacité des acteurs à jouer des différentes ruptures: technologique, design, modèle économique ou processus.

Ce billet est basé sur un article écrit avec Bernard Buisson (Orange consulting) et paru dans la revue Expansion Entrepreneuriat n°5. Une version étendue, plus théorique, est parue en anglais dans le International Journal of Innovation Management de juin 2010.

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